Non à la commercialisation du gratuit
La notion de société émergea lorsque nos ancêtres vivant dans des grottes aux abords des grands lacs africains découvrirent ce qui allait devenir le ciment de toute vie commune : l'échange. Quelques millénaires plus tard, leurs descendants inventèrent la monnaie pour fluidifier ces échanges. L'économie était née. Puis au Moyen Age on inventa le crédit, c'est-à-dire l'introduction du rêve dans la logique de l'échange. D'ailleurs, on réalise aujourd'hui, avec la crise, combien la substitution exagérée du virtuel au réel a déstabilisé nos économies, fautives d'avoir falsifié le mécanisme de l'échange. Mais si le facteur déstabilisant dans le monde de la finance a été l'importance exagérée donnée au crédit et aux manipulations financières, dans le monde des médias et des industries culturelles, le virus, c'est le gratuit ou plutôt le leurre du gratuit.
Notre télévision commerciale est née de la privatisation des télévisions publiques. Elle a cru bon de garder la pratique de l'accès gratuit et de fonder son financement sur la publicité. Ce faisant, elle se mettait dans une autre logique que celle de l'échange, elle était prisonnière du monde de la publicité. D'où les dérives, Audimat, « pipolisation », etc. André Rousselet, lui, créa Canal+ sur la logique de l'échange. Il fut soit moqué, soit vilipendé. Devant le succès du commercial, le service public lui-même emboîta le pas, encouragé par les pouvoirs politiques. Il s'enfonça du coup dans une logique qui n'était pas la sienne ! Fascinés par la manne publicitaire, certains journaux et magazines suivirent le mouvement allant jusqu'à mettre la publicité en tête de toutes les recettes. Puis le monde publicitaire fit un pas de plus : croyant avoir capturé économiquement celui de la presse, il lança la mode des « gratuits ». Souvent, il ne s'agit plus de « vrais journaux », mais d'annonces publicitaires dont les informations ne sont que les produits d'appel.
La logique du journalisme s'est ainsi retournée avec, bien sûr, un choc en retour sur les recettes des journaux. Au milieu de tout cela apparurent Internet et tous les produits dérivés qu'il a accueillis, avec une logique générale : la gratuité. Les journaux, toujours à l'affût de nouveaux supports, se sont investis dans Internet avec la même logique, celle du financement assuré par la pub. Des produits culturels ont été mis sur Internet avec l'objectif d'une redevance, mais rapidement tout a été piraté, copié, multiplié au nom de la gratuité. Les jeunes ont répondu à cette mode par un engouement enthousiaste, déçus qu'ils étaient par le monde réel et cherchant refuge dans un virtuel préformaté. Ils n'ont pas réalisé que, chemin faisant, sous couvert de modernisme, ils se mettaient dans un état d'aliénation vis-à-vis des marchands de tuyaux.
La publicité n'est pas une mauvaise chose en soi, contrairement à ce que voudraient affirmer les puristes. Elle aide le consommateur à s'informer et à choisir. Mais elle a une logique propre. Elle sélectionne ses canaux en fonction d'une logique qui n'est pas d'informer, mais de convaincre et d'orienter un choix. C'est un accélérateur de l'économie. Ce n'est pas la logique à laquelle les médias doivent obéir. Comme l'a bien montré Maurice Godelier dans son livre « L'énigme du don », la gratuité sans échange doit rester un monopole de la collectivité, de l'Etat, qui l'organise de manière à préserver l'équité. Si le don n'est pas un échange, il aliène celui qui reçoit et détruit le lien social.
La crise a fait apparaître en pleine lumière toutes ces déviances. Les télévisions commerciales sont plongées dans des difficultés qui ne feront que croître, les journaux également. On voit les champions de l'Internet gratuit comme le New York Times ou le Wall Street Journal revenir à l'échange et songer à étudier les moyens de faire payer le contenu de leurs sites. Ceux qui résistent le mieux à la crise sont ceux qui sont dans la logique de l'échange, Canal +, bien sûr, pour les télés, Le Canard enchaîné pour les journaux !
Dans ce paysage dont on ne voit que les premiers bouleversements, il y a des motifs de satisfaction. Le premier est la suppression de la publicité sur les chaînes de télévision publiques. L'Etat exerce là son monopole de la gratuité et remet cette télévision dans une logique qu'elle n'aurait jamais dû quitter. On en voit déjà les premiers effets positifs. Le deuxième concerne la presse écrite. Le gouvernement a bien fait d'organiser ces états généraux et de préparer des mesures qui, comme l'a bien expliqué Laurent Joffrin, devraient rendre la presse plus indépendante. Enfin, dernière péripétie, la loi Hadopi. C'est la première tentative pour organiser enfin cette jungle inextricable qu'est devenu Internet. Quelles que soient ses imperfections techniques, cette loi a plusieurs mérites. D'abord, d'engager enfin la démarche de régulation d'Internet : faire entrer ce merveilleux outil dans les règles. Ensuite, de souligner que le moteur du progrès, c'est la création, qui doit être rémunérée et protégée. La gratuité dans le circuit commercial est un leurre qui, à terme, est une aliénation de l'esprit et un encouragement à la paresse intellectuelle.
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